5 manières infaillibles de rater une innovation

Conférence Entreprise, Innovation
le  4 novembre 2019
Didier Lebouc, Innotelos au Lundis de l'Innovation
Didier Lebouc, Innotelos au Lundis de l'Innovation
Pourquoi des pratiques fréquentes et mises en valeur dans les organisations devant produire des innovations sont, en pratique, des accélérateurs d’échec ? Réflexions sur un mystère persistant de l’innovation illustrées par des exemples issus de 35 ans d’expérience en développement de nouveaux produits et services.

Didier Lebouc, consultant en innovation au sein de son cabinet innotelos, a donné une conférence ce 4 novembre 2019 dans le cadre des Lundis de l’innovation. Il a ainsi expliqué à un public de curieux et d’initiés les 5 manières de rater une innovation, observées et expérimentées au cours de sa carrière.
 

1 - Mesurer la réussite pendant le développement

La mesure de la réussite au cours du développement d’une innovation serait apparue avec la généralisation des bonus individuels comme mode de rémunération dans les entreprises. Dans les années 1980, les commerciaux étaient les seuls employés des entreprises à gagner des bonus quand leurs ventes étaient bonnes et faisaient croître le chiffre d’affaires.

Dans les années suivantes, cette pratique s’est étendue à tous les métiers. Cependant dans le secteur de la recherche et développement et donc de l’innovation, cette pratique pose problème : les bonus ponctuent l’année alors que le développement d’une innovation est un processus qui s’étend sur plusieurs années. Pour pouvoir donner des bonus aux innovateurs, on a alors divisé le processus d’innovation en étapes.

Didier Lebouc suppose alors que psychologiquement cela a un impact sur les personnes travaillant sur le projet. Tout le monde cherche à "vendre" son projet pour obtenir son bonus aux différentes étapes, quitte à occulter les difficultés rencontrées. Cette façon de faire a tendance à toutes les repousser à la fin du projet. Il est alors difficile de traiter tous les problèmes en même temps et amène souvent le projet à l'échec.

2 - Suivre une procédure préétablie

Selon le consultant, suivre une procédure définie et la répliquer quelque soit le secteur n’est pas nécessairement pertinent. Les procédures auxquelles il fait allusion renvoient aux méthodes de gestion de projets, développées dès le début du XIXe siècle dites “classiques” ou méthodes de projets “d’innovation” (comme la méthode Stage Gate ou Lean Six Sigma).

Pour illustrer son propos, il prend l’exemple du lancement commercial d’un accessoire qui avait réalisé des ventes satisfaisantes mais dont le budget du projet avait été fortement dépassé. Pour ne pas réitérer cette erreur, l’entreprise et la société de conseil avait décidé d’examiner les raisons de cet échec. Le livrable final de cette prise de recul avait été la transformation de leur procédure initiale en une toute nouvelle procédure revue et optimisée qu’ils souhaitaient utiliser pour tous leurs besoins en terme de gestion de projet. Or, entre temps, l’environnement (tant technologique, industriel et commercial) avait changé, la procédure n’était donc plus vraiment adaptée. Il en tire la conclusion qu’il est absurde de créer une méthode de gestion de projet unique applicable à des environnements différents, encore plus quand on prétend développer des produits et services innovants.

Il conclut en disant “Je n’ai jamais observé d’équipe sortant un bon produit innovant en suivant une procédure, au mieux ils font semblant de suivre les procédures en amenant au bon moment chaque bon livrable."

3 - Fixer trop d'objectifs

Pour ce point, Didier Lebouc utilise l’image des avions militaires. Leurs missiles visent le moteur, qui est chaud, et se repèrent avec des capteurs thermiques. Les avions ennemis lancent alors autour d’eux des leurres thermiques, qui affichent une multitude de points de chaleur. Le missile ne sait plus sur quel point de chaleur se concentrer. Il en touche un qui n’était pas le point le plus important, à savoir l’avion.

Didier Lebouc conseille alors de prioriser un seul objectif à la fois, pour être efficace :
Prioriser les objectifs importants d'un projet d'innovation, Innotelos, Lundis de l'Innovation
Pour illustrer cette idée, il cite un autre exemple de sa carrière : celui du premier disjoncteur sans vis, raccordé avec des câbles. Celui-ci devait permettre de faire gagner du temps aux installateurs électriciens et d’améliorer les connexions du réseau. Le produit était déjà une innovation mais l’équipe projet a voulu aller plus loin et l’améliorer.
Tout d’abord, ils ont voulu le produire plus vite et pour moins cher. Puis, voyant que les connexions n’étaient pas maîtrisées par eux-même, ils ont fait un partenariat technologique pour co-concevoir le produit avec des spécialistes des connexions. Plutôt que de faire les intégrations mécaniques et industrielles, ils ont engagé un bureau d’études extérieur, qui était réputé, mais qui n’avait jamais travaillé sur ce genre de produit. Enfin, ils ont voulu changer la couleur du produit ce qui a entrainé des modifications dans la composition même du produit et entraîné un changement du matériau. Finalement, le produit est sorti, c’était bien une innovation : le premier raccordeur sans vis. Mais tous les efforts déployés sur divers aspects du produit n’avaient pas été déployés sur le lancement commercial et les ventes ont mis presque un an pour démarrer !

4 - Croire que les clients sont prédictibles

Selon la méthode du Lean Six Sigma, nous devons interroger les clients, comprendre leurs besoins et y répondre. Le principe de cette méthode peut être décrite comme “faire du premier coup, sans délai inutile, sans dépenses superflues et pour la plus grande satisfaction des clients”.

Selon la méthode, suivre ces principes résoudrait de grandes problématiques et permettrait une augmentation des ventes. Pourtant, selon Didier Lebouc, la méthode la plus efficace n’est pas d’interroger les clients directement sur leurs besoins mais d’observer leur environnement et comprendre leurs besoins suite à ces observations. Beaucoup de nos décisions et affirmations sont gouvernées par des éléments implicites et/ou inconscientes et ne sont pas toujours objectives. L’observation semble donc plus efficace.

Didier Lebouc nous a alors partagé son expérience concernant le développement d’un produit dédié au secteur du BTP. Dans le cadre de ce projet, l’équipe de travail avait décidé de questionner et observer de nombreux clients sur leurs habitudes, leurs pratiques et leurs besoins. Le recueil d'information a été très riche dû au grand nombre de clients rencontrés. Des designers ont alors esquissé le produit puis ont réalisé une maquette 3D. L’équipe projet est de nouveau allé à la rencontre de clients qui ont particulièrement été satisfaits, et qui se disaient prêts à acheter le produit. Ils ont cependant tenu à prototyper le produit pour  le faire tester aux clients en conditions réelles. En prenant en main le produit, la perception de robustesse du prototype par les clients était moindre que celle de la maquette. Les clients indignés ont déclaré qu’ils n’acheteraient jamais un tel produit pour ne pas prendre de risques sur les chantiers. L’équipe projet a donc stoppé l'industrialisation, revu le produit et plus particulièrement sa rigidité. Plusieurs millions d’euros ont ainsi été sauvés par cette étape de prototypage.

5 - Constituer une équipe de clones

Pour Didier Lebouc, innover, c’est chercher la réponse à un problème, une question que personne ne s’est encore posée. Les problèmes soulevés par ces questions paraissent souvent simples mais sont en fait très complexes et nécessitent une multiplicité de points de vue pour les résoudre. Si on les regarde tous avec le même âge, le même métier, les mêmes études... ça ne mènera qu’à une seule réponse possible, alors que ces questions en ont plusieurs.

Exemple de développement d’un produit d’automatisation industrielle : pour lancer ce produit, l’entreprise a suivi une procédure très nette, la procédure de work package, qui consiste a subdiviser le projet en plusieurs sous-projets. Chaque sous-projet recoit alors un cahier des charges et doit y répondre en interférant le moins possible dans le travail des autres sous-projets. Dans le produit développé, il y avait un logiciel embarqué, un firmware, dont un sous-projet pris en charge par des informaticiens. Ces informaticiens avaient tous entre 24 et 25 ans, venaient tous de Bangalore en Inde, avaient tous suivi la même formation, vivaient tous leur première expérience professionnelle... Ils ont alors répondu au cahier des charges de la même façon, avec un seul point de vue. Comme le cahier des charges avait été rempli avec un seul angle de vue, tout l’environnement extérieur et ses contraintes ont été occultées.
 

Pourquoi de tels échecs en innovation sont-ils aussi répétitifs dans les entreprises ?

Comme le dit Didier Lebouc, “Innover c’est inventer l’avenir”, mais qui seront les clients dans 5, 10, 20 ans ? Didier Lebouc nous partage ces pistes de réflexions :
  • piste corporatiste #1 : "bien faire son métier" en se raccrochant à ce qu’il connaît, sans s’éloigner de sa zone de confort
  • piste corporatiste #2 : aimer son métier au point d’avancer dans les projets tête baissée, oublier la rétrospective et donc répéter les erreurs
  • piste psycho-historique : "illusion réconfortante" face au "réel douloureux" de l’incertitude radicale. L’humain va procéder d’une manière qui ne marchera pas et il le sait. Mais il veut repousser au maximum le moment de l’incertitude. Il essaie de gagner du temps
  • piste "modèle mental" : ce que les humains ont collectivement dans la tête : quand on parle "économie des entreprises", l’humain pense à Zola, Ford et Taylor, Chaplin, etc. Il se raccroche sans cesse aux modèles qu’il connaît, ce qui induit des biais.
Alors comment pouvons-nous lutter ? La solution mise en avant par M. Lebouc est de s’aligner, en équipe, sur un unique critère de réussite explicite. Une fois ce critère de réussite établi, il s’agit de le clarifier et d’échanger non seulement sur la nature de ce critère mais aussi sur ses conséquences possibles. Il faut aussi se questionner sur les faiblesses mentales qui pourraient être des freins, ou encore sur les forces qui pourraient aider les équipes à se propulser. Attention cependant à ne pas centrer la discussion et la réflexion sur comment atteindre ce niveau de réussite !

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Date de la conférence : 4 novembre 2019
Lieu : Maison de la Création et de l'Innovation

Article co-rédigé avec les étudiants du Master 2 Management de l'Innovation de Grenoble IAE.
Publié le  19 mars 2020
Mis à jour le  19 mars 2020